dimanche 6 décembre 2015

L'insoutenable légèreté de l'être


"American Seens", Sage Sohier

Peur, tristesse,  frustration, angoisse, dégoût... Noyée dans cette mélasse écoeurante d'états d'âme, je me suis perdue durant tout le weekend. J'essayais  de comprendre pourquoi mon âme se retrouvait dans cet état d'errance et de passivité  quand l'attentat de janvier m'avait au contraire donné encore plus la rage de vivre de manière active . Où était passé l'être révolté que j'étais? Perdu, submergé. Un poison s'était infiltré dans mon corps, s'emparant de manière vicieuse de mes facultés. Je me retrouvais durant la journée de dimanche emportée dans le monde de Morphée qui rechignait à vouloir me laissé m'échapper. A chaque semblant d'éveil, mon corps me rappelait dans l'autre monde. Vagabondant en ce no man's land intérieur, j'étais à la fois présente et absente. C'est fou comme notre corps est autonome et peut continuer à vivre et agir de manière conforme quand notre âme elle, flotte. 130. Et la parole est en errance. Je découvrais avec horreur l'impuissance des mots pour dire l'indiscible. Je lisais de manière robotique les messages écrits par certains sur Facebook, et je me surprenais à être insensible à chacun d'entre eux, ou irrité par les motifs répétitifs que j'y retrouvai. Plus les messages étaient long plus ils étaient vide. Et pourtant je les lisais, quelque peu admirative de voir avec quelle rapidité beaucoup réussissait déjà à surmonter le choc, car trouver les mots c'est en quelque sorte réussir à maîtriser ses émotions. Je n'étais qu'une créature émotionnelle qui ne voulait pas participer à cette étalage de sentiments  et de fraternité. C'était pourtant si beau, peut-être trop beau peut-être trop bon, peut-être trop kitsh. 
"Le kitsch fait naître coup sur coup deux larmes d'émotion. La première larme dit: Comme c'est beau, des gosses courant sur une pelouse!
La deuxième larme dit: Comme c'est beau, d'être ému avec toute l'humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse!
La fraternité de tous les hommes ne pourra être fondée que sur le kitsch".
 Leur amour propre se remplit alors de la fierté  de se sentir humain, d'appartenir à l'humanité en faisant partie d'un mouvement de solidarité.Un deuil fraternel. Des funérailles où une famille depuis longtemps décomposée se retrouve finalement unis...dans la douleur. Et une interrogation : Les hommes ont-ils toujours besoin d'actes inhumains pour en réaction se montrer solidaire et fraternel? Une  réflexion semblable m'avait à peu près traversée l'esprit en Janvier, mais je l'avais écartée, maintenant elle m'obsédait au point de m'angoisser. 130 morts, Paris, 30, Liban, 18, Baghdad. Combien demain? Mais un deuil ne suffit pas à réunir très longtemps une famille désunie . Tous essayent de trouver un coupable, le banc des accusés accueille alors plus de personne que sa superficie ne lui permet. L'Etat est innocent nous disent-ils, l'Etat va dorénavant tout faire pour que cela ne se reproduise plus.
Promis on va tout faire pour que cela ne se reproduise plus mais il va quand même falloir apprendre à vivre en sachant que nous ne sommes jamais réellement en sécurité. Vous voulez plus de sécurité? Cédez vos libertés. Démonstration de force sublime, spectacle inquiétant.
"Ceux qui étaient accusés répondaient : On ne savait pas! On a été trompés! On croyait! Au fond du cœur on est innocents!
Le débat se ramenait donc à cette question : Etait-il vrai qu'ils ne savaient pas? Ou faisaient-ils seulement semblant de n'avoir rien su?[...] Et il se disait la question fondamentale n'était pas : savaient-ils ou ne savaient-ils pas? Mais : est-on innocent parce qu'on ne sait pas? Un imbécile assis sur le trône est-il déchargé de toute responsabilité du seul fait que c'est un imbécile? [...]
Alors, Tomas se rappela l'histoire d'Œdipe : Œdipe ne savait pas qu'il couchait avec sa propre mère et, pourtant quand il eut compris ce qui s'était passé, il ne se sentit pas innocent. Il ne put supporter le spectacle du malheur qu'il avait causé par son ignorance, il se creva les yeux et, aveugle, il partit de Thèbes.Tomas entendait le hurlement des communistes qui défendaient la pureté de leur âme, et il se disait : A cause de votre ignorance, ce pays a peut-être perdu pour des siècles sa liberté, et vous criez que vous vous sentez innoncents?Comment, vous pouvez encore regarder autour de vous? Comment vous n'êtes pas épouvantés? Peut-être n'avez-vous pas d'yeux pour voir! Si vous en aviez, vous devriez vous les crever et partir de Thèbes!".
Des innocents se retrouvent accusés. Innocents? Mais comment en être sûre? Il s'appelle Abdel, Mohammed, ils sont musulmans, elle porte un voile, il porte une barbe...On ne sait jamais.
C'est la faute des musulmans, c'est eux qui doivent se prendre en main et gérer ce problème, on ne les entend pas assez. Pourquoi ne font-ils rien? C'est la faute de la religion, toute façon Dieu n'existe pas pourquoi tous ces imbéciles continuent de se leurrer. Cherchons ensemble des coupables, voilons nous la face sur les réalités sociétales plus profonde de ce pays, continuons à oublier les oubliés, ceux que l'on accuse sans jamais leur avoir donné la parole. L'ignorance ne justifie pas l'innocence.
Les mots bouillonnent, se bousculent les uns contre les autres avide de pouvoir enfin se libérer, la parole est enfin retrouvée. Et la vie reprend son cours sans le sentiment de la vivre différemment. J'aurais peut-être voulu au fond que cet évènement me hante quotidiennement, j'aurais voulu que le souvenirs de l'horreur de ces évènements reste vif , mais c'est impossible, l'insoutenable légèreté de l'être me l'empêche.
L'insoutenable légèreté de l'être, cette capacité que possède notre être de toujours renaître de ses moments les plus difficiles. Je ne sais pas si nous en ressortons toujours plus fort, mais de nouveau vivant. Les feuilles perdus de l'arbre en hiver sont-elles réellement plus belles au printemps? Vivant.  De nouveau prêt à accomplir cet effort que signifie vivre. De nouveau prêt à éprouver les joies et tristesses semées sur notre chemin. Consciente de mon effort, pleinement consciente de l'éternel retour je fuirais le repos. Lors des échecs je me souviendrais des victoires, lors des tristesses je me souviendrais des joies, lors de mes moments de peur du sentiment de réconfort, lors des découragements je penserais à Sisyphe. Condamné à pousser cette pierre jusqu'en haut de la pente, conscient qu'une fois son but atteint, la pierre dévalera de nouveau la pente et qu'il recommencera la même tâche...L'éternel retour. Consciente et insouciante. Sisyphe Heureux.
Je tends les bras vers le ciel, le vent dans sa tendresse m'enveloppe dans son mouvement circulaire parfait...l'Eternel retour. Je tends les bras vers le ciel, consciente et insouciante.
Ce n'était pas 130 morts, c'était des noms, des visages, des histoires, un passé, un présent, un futur, des enfants, des maris, des femmes, des parents, des amis. Ils avaient une histoire, un passé, un présent, un futur, et eux aussi tendaient les bras vers le ciel. Eux aussi tendaient les bras vers le ciel.


*les textes cités en italique sont des extraits du roman "L'Insoutenable légèreté de l'être" de Milan Kundera. 

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